#RDVAncestral n°10 – Un grenier et une K7

L’effervescence est à son paroxysme, les uns s’affairent dans les pièces du bas, les autres continuent de remplir des cartons dans les chambres du haut, et moi, je viens de franchir l’escalier qui sépare le grenier du reste de la maison. La lumière du soleil, puissante, éclaire sans mal cet espace rendu presque poétique grâce aux rayons blancs se reflétant sur telle ou telle affaire poussiéreuse. Je tapote mes mains : du boulot, il va m’en falloir, pour faire le tri.

« Bienvenue dans l’espace de la CIA », retranscrit un message maladroit sur une poutre, sans doute l’œuvre imaginaire d’un de mes oncles. Ces malles traduisent un changement de siècle, cette poussette aussi. J’avance prudemment, comme si je marchais sur des œufs quand une araignée inconsciente provoque un sursaut que je réprouve immédiatement dans un souffle. L’agitation des étages inférieurs n’arrive plus jusqu’à moi, j’ai l’impression d’être dans une église, un temple, un lieu de recueillement. Un lieu de mémoire. Comme si j’étais au cœur de ce qu’on met machinalement de côté lorsque le quotidien défile à une allure insensée : « va donc mettre ça au grenier », j’imagine les enfants venus jouer là de manière imprudente ; mes grands-parents monter de temps en temps, en coup de vent, pour entreposer ce qui leur paraissait désormais inutile mais pas suffisamment pour que ça finisse à la poubelle. « Rien ne se jette », disait ma grand-mère.

Là, derrière une pyramide de cartons et de malles admirablement construite, comme une petite caisse en bois. Il me la faut. Je souris à l’idée que, dans une multitude de propositions, le cerveau a toujours cette fâcheuse tendance à sélectionner un détail, un petit rien qui, en l’espace d’une seconde, devient une évidence, le centre de tout. Je considère ainsi cette petite boîte comme le centre névralgique de tout ce désordre organisé.

« Cette boîte appartient à Maurice Chaix, né le 27 février 1918 à Saint-Sorlin-d’Arves », l’écriture de mon grand-père est soignée, gravée de ses mains. Je mets quelques instants avant de me décider à l’ouvrir comme s’il s’agissait d’une boîte magique que j’allais dévoiler. C’est lui qui a fabriqué cette boîte, j’en suis sûr, je le sens. Je la tourne dans tous les sens, à la recherche d’une autre inscription, je prends mon temps. J’essaye de l’ouvrir par la gauche, puis par la droite, manquant presque de la faire tomber. Calme. « Le couvercle coulisse, imbécile ! »

J’ai alors comme la sensation que le temps est suspendu, ou du moins marche au ralenti, en slowmotion. Les photos défilent sous mes doigts, passant d’une main à l’autre. Machinalement. Quelques feuilles volantes, et une K7. Je bloque. Deux faces marquées sobrement d’un 1 et d’un 2. Un baladeur, il me faut un baladeur. Mon pouls est soudainement rapide, le calme a laissé place au bouillonnement. Je cherche partout, sans trouver, évidemment. Je remue trois fois le même carton, peste en me tapant le pied dans la même poutre qui n’a rien à faire là. « Le coin de la CIA », il y a forcément de quoi enfiler une K7 là-bas. En trois foulées, me voici au milieu de jouets d’enfants et de babioles. « Ça va, par là-haut ? », « Pas de problème, j’avance bien, continue de vider les chambres », que personne ne monte surtout, c’est ce que je me dis nerveusement en tentant de répondre posément. Là, un baladeur K7. Un vieux casque recouvert de poussière. Faites que ça marche !

Je m’assois, respire fortement, prends une grande inspiration en regardant les photos posées à ma gauche. J’appuie sur Play.

Quelques crépitements, un raclement de gorge, « est-ce que ça marche ? », c’est la voix de mon grand-père,

 Bon, ça a l’air de tourner en tout cas. Hm. Je m’appelle Maurice Ernest Edouard Célestin Chaix, je suis né le 27 février 1918 à Saint-Sorlin-d’Arves, plus beau village de Maurienne. Je suis le dernier garçon de ma fratrie, deux petites sœurs me suivent à quelques années d’écart. Bon. Je ne sais pas dans quoi je me lance, ni même qui écoutera cette K7 qui risque de finir à la poubelle, mais j’y vais. Je me suis marié le 21 décembre 1944, un peu dans l’urgence, il est vrai. Ma femme était enceinte, ce n’était pas prévu. Du moins, pas tout de suite. Le bébé est né trois mois plus tard, le 3 février 1945 et est mort dans la foulée. Sale journée d’hiver, l’accouchement se fit dans la grange, le médecin tarda à monter jusqu’à chez nous et une fois arrivé, c’était trop tard. Pauvre gosse. Et pauvre de nous. Depuis, on s’est bien rattrapés puisque 5 enfants sont nés et vivent assurément, j’en témoigne. Au moment où j’enregistre ça, je viens de fêter mes 60 ans, et mon départ à la retraite par la même occasion. Oh, j’en ai passé des années à respirer la poussière provoquée par cet aluminium produit à Saint-Jean. Parce qu’il le fallait. Ça aura eu le mérite de nous permettre d’accéder à la propriété, de faire construire, et d’être à peu près tranquilles. Quand on a connu la guerre, ce n’est pas rien d’être tranquilles. »

Des silences entrecoupent les phrases et je suis à la fois estomaqué de l’aisance de mon grand-père sur la bande magnétique et en même temps mal à l’aise. Je l’entends tirer sur son mégot de tabac gris régulièrement.

Maurice, sa mère, ses deux petites soeurs et sa nièce, à Saint-Sorlin-d’Arves. Archives familiales. Tous droits réservés.

 Quand j’étais enfant, je partais avec ma mère et mes sœurs dans le chalet d’alpage l’été. J’en garde un souvenir fabuleux : la vie était rude, mais belle. À Olle, une source d’eau que seuls nous connaissions, donnait vie éternelle à qui en buvait. Avec tout ce que j’ai avalé, je ne m’imagine pas mourir demain. J’avais 17 ans quand mon père est passé de l’autre côté. Arf, il n’avait même pas 70 ans. Mon enfance est partie en même temps que lui. Quelques mois plus tard… Bon, je n’en ai jamais parlé à personne. Les on-dit, les mauvaises langues sont légion par chez nous et ça fait vite le tour du quartier, j’ai des gosses à préserver. Je toussais beaucoup, me sentais mal. On m’a diagnostiqué un truc aux poumons. D’aucuns dans le village me voyaient déjà passer l’arme à gauche. En cure à Saint-Hilaire-du-Touvet, dans l’Isère, on disait que l’air d’altitude me ferait du bien. On me gava de nourriture à n’en plus pouvoir. J’y suis resté de longs mois, jusqu’à l’été 1938. J’en garde aujourd’hui encore les séquelles. Le mal s’est porté sur mon genou gauche et en même temps que la guérison arriva, la calcification des os me bloqua la rotule. De retour à Saint-Sorlin, ma petite sœur manqua de s’évanouir en me voyant boîter. Ce fut dur. Réformé de service militaire, j’échappai à la guerre comme ça, c’est déjà ça. »

Mon grand-père en train de réaliser une paire de sabots. Archives familiales. Tous droits réservés.

 À la même époque, j’appris à faire des sabots. Après sa mort, je récupérais le matériel d’un voisin sabotier qui nous avait mis au défi de savoir fabriquer une paire comme lui. Je réussis haut la main. Les copains me demandaient de leur couper les cheveux, dont certains qui n’étaient pas loin du maquis. Après mon mariage, il a fallu que j’assume la vie d’un foyer. Mon frère était à Saint-Jean depuis quelques années déjà. Il me débrouilla une place à Pechiney, et puis la vie suivit son cours. Notre maison est toujours remplie, d’amis, de membres de la famille. Je cultive un peu de tout, passe la moitié de mon temps dans le jardin, l’autre dans ce qui me sert d’atelier. Quand je travaillais, je me levais tôt, faisais un bout de jardin, partais à l’usine, mangeais, repartais à l’usine, rentrais, refaisais un bout de jardin, mangeais, et me couchais. La routine en somme. Dans le quartier, j’ai été le premier à avoir une télévision : fallait nous voir tous, voisins y compris, amassés devant l’écran comme des poules ayant trouvé un couteau. En 1968… »

Germaine, Maurice (mes grands-parents), tondeuse à la main, une amie. Archives familiales. Tous droits réservés.

La bande gondole, le bouton Play se soulève. La première face est terminée. Je m’empresse de tourner la K7, sans prêter attention à ce qui m’entoure. Je rappuie. Crépitements, silence. Crépitements. Rien. J’appuie sur Foward, m’agace, en voulant à cette bande qui défile de ne plus retranscrire la voix de mon grand-père. Je chope une photo de mon grand-père, hoche la tête devant un jeune visage que je n’ai pas connu. Pour moi, il a toujours été le grand-père, celui qui me montrait ses lapins, qui s’enrageait à la tombée du ballon dans ses légumes. Le temps d’un instant, j’eus l’impression qu’il m’ouvrit la porte de ses secrets, le temps d’un instant seulement.

Note : si les faits ci-dessus concernant mon grand-père sont authentiques, la manière de les aborder – en employant la première personne du singulier notamment – est inédite en ce sens que je ne fais jamais parler mes ancêtres. C’est une exception qui s’inscrit dans un récit largement romancé au niveau de ses contours, fruit d’une imagination qui, je l’espère, vous donnera envie d’aller fouiller dans vos greniers respectifs, à la recherche de votre petite boîte magique.

Maurice Chaix, mon grand-père. Archives familiales. Tous droits réservés.

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9 commentaires

  1. Nous voilà vraiment dans le Grenier de tes ancêtres de Guillaume, le temps s’accélère puis ralentit au rythme des émotions. Tout parait si réel qu’il nous semble entendre la voix de ton grand-père. Un bel homme comme en témoignent les photos.

  2. Quel joli texte! C’est aussi en ayant trouvé le livret de famille de mes grands parents dans leur grenier que je me suis lancée dans la généalogie.

    1. Merci pour le mot ! 🙂 L’aventure commence souvent au détour de quelques cartons en effet…
      Bien à vous.

  3. Beau texte touchant et très vivant : la lumière poussiéreuse, l’araignée dérangée, le chuintement du ruban de la K7, et la « voix » du grand-père … … ce grenier – et le souvenir ravivé d’autres greniers, d’autres et mêmes « temps suspendus », on les voit, on les vit au-delà du temps de lecture…

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