C’est devenu un rituel. Passer les photos, les unes après les autres, tenter de résoudre l’énigme sur celles que je n’ai pas encore identifiées. Là, tel costume, ici, telle personne. À chaque pièce du puzzle replacée, l’espoir un peu plus concret de classer le cliché et un sourire qui se dessine naturellement sur mon visage.

Olle, perchée à un peu moins de 2000 mètres d’altitude, ses chalets d’alpage, sa situation en contrebas du chemin communal qui mène d’un côté à Saint-Sorlin-d’Arves, en remontant par le col de la Croix-de-Fer, de l’autre à la vallée des Villards, en passant le col du Glandon. Je sais que mon grand-père adorait y monter l’été. Il n’y reste aujourd’hui quasiment que des vestiges. Je fixe cette photo en me demandant quel était le but de cette vue : pensait-on seulement que le monde allait se métamorphoser à ce point ? Le pressentait-on dans le premier quart du XXe siècle ?

En zoomant sur la photo, je cherche l’habitation qu’occupaient les membres de ma famille il y a de cela un siècle en période estivale. Y étant monté dans le courant des années 1950, les souvenirs de mon oncle me sont précieux. Je ferme les yeux un instant.

Chalets d’Olle vus depuis le col de la Croix-de-Fer, Saint-Sorlin-d’Arves, années 1930-1940. Archives familiales, tous droits réservés.

« Là, la photo devrait être superbe une fois développée… », commente en murmurant celui qui semble ranger son attirail de reporter. Enfermé dans ce qui ressemble un drôle de rêve, je comprends alors que je vis la scène comme si j’en étais l’auteur. Le photographe, c’est moi ! Le paysage que j’avais alors en instantané sous mes yeux devient d’un coup réel, bien réel. La couleur a remplacé le noir et blanc mais de quel corps suis-je l’hôte incognito ? Sans doute de celui d’un de mes grands oncles Ernest, Théophile ou François. Je ne contrôle évidemment rien, n’ai aucun moyen d’action. Simple spectateur, les scènes défilent à chaque appui du bouton de prise comme si j’assistais à une séance de diapositives.

Mon arrièree-grand-père Charles posant à Olle avec deux de ses fils. Vu le très jeune âge de mon grand-père (à droite), le cliché date du début des années 1920. Archives familiales, tous droits réservés.

« Souris, mon petit ! Ca y est, déjà ? » Les trois personnages se mettent soudainement en mouvement, mon arrière-grand-père incrédule devant un si petit appareil. À ses côtés, se tiennent mon grand oncle Edouard, qui doit avoir une dizaine d’années, et mon grand-père, grincheux à ce moment, et qui ne doit avoir guère plus que 2 ou 3 ans. Nous sommes donc au début des années 1920, toujours à Saint-Sorlin, à Olle. Comme depuis des siècles, les toits sont faits de chaume et les maisons construites en pierres. Clac.

L’été, ne montaient en alpages que la mère, les filles et éventuellement les garçons en bas âge, les plus grands restaient en effet avec le père “en bas” pour d’autres travaux agricoles. Ici, mon arrière-grand-mère, déjà bien âgée, et l’une de ses filles, Césarie. Archives familiales, tous droits réservés.

« Bougez plus ! Parfait, « le petit cochon » sera sur la photo ! C’est bon c’est terminé… ». Mais à qui appartient la voix que j’emprunte, à qui sont les yeux au travers desquels je perçois ma toute petite arrière-grand-mère et l’une de mes grand-tantes, Césarie ? Peu importe. Immortalisé grâce aux nombreux clichés que nous avons la chance d’avoir dans la famille, ce regard permet aujourd’hui de garder trace d’une époque bien révolue. Loin d’être issu d’une famille de photographes, j’ai néanmoins la chance d’avoir eu quelques passionnés et de pouvoir consulter des petits trésors comme en témoigne cette photo fascinante que n’a pas pu prendre l’un de mes grands oncles, trop petits en ce temps, certains n’étant d’ailleurs même pas nés.

La photo la plus ancienne que je possède mettant en scène Olle et des membres de ma famille. D’une qualité exceptionnelle, j’aime le contraste entre les habits de ville (Jean François, le frère de Charles, avait été le premier à partir à Paris dans le dernier quart du XIXe siècle) et le toit de chaume en arrière-plan. 1906-07. Archives familiales, tous droits réservés.

Souvenir à un cousin, bonne année 1907, signé Vincent Chaix, le cousin de Paris qui pose à gauche de ses parents, Jean François et Marie Victorine Chaix. Sans doute la photo la plus ancienne d’un chalet d’Olle que nous conservons dans les archives familiales.

Avoir rendez-vous avec ses ancêtres, c’est aussi prendre le temps de converser intérieurement avec eux lorsqu’on feuillette un album de famille ou parcourt un fonds sur notre visionneuse informatique. Avoir rendez-vous avec ses ancêtres, c’est suivre, quand c’est possible, leurs pas et se rendre sur place afin d’interroger le paysage sur le temps passé. Pas loin de l’illusion, on touche pourtant là à quelque chose d’essentiel : le rêve qui nourrit la quête de sens qu’est la généalogie.

Sans même y penser, j’ai immortalisé la même vue qu’un de mes grands oncles en aoput dernier. Aujourd’hui, quelques chalets d’alpage sont encore debout, le reste n’est que ruine. Mon grand-père disait qu’à proximité, se trouvait une source qui donnait vie éternelle à qui en buvait. Impossible de ne pas imaginer mes ancêtres passer une partie de l’année. Coll. G.Chaix, tous droits réservés.

La nature a repris progressivement ses droits mais les pierres ont sans doute beaucoup à raconter. Coll. G.Chaix, tous droits réservés.

Exemples de chalets encore debout aujourd’hui. Derrière l’un deux, une remontée mécanique qui illustre à quel point le monde a changé ! Coll. G.Chaix, tous droits réservés.

 

Si l’histoire d’Étienne Brunet est d’abord écrite et racontée par le prisme des lettres qu’il a envoyées à sa famille restée à Saint-Sorlin-d’Arves, il n’en demeure pas moins qu’elle doit être replacée dans un contexte plus large, à commencer par ceux qui l’ont accompagnés et/ou rejoints en Californie. Je ne vais ici pas rentrer dans le détail mais simplement vous donner quelques éléments du contexte généalogique qui cercle le récit que vous lirez dans quelques semaines.

En 1858, Étienne part avec trois autres hommes originaires de Saint-Sorlin-d’Arves : Jacques Balmain, le plus âgé, Jean François Arnaud et Vincent Chaix, ces derniers étant à peu près du même âge qu’Étienne. Jacques n’est autre que le cousin germain du père d’Étienne, François Brunet. En d’autres termes, la sœur du grand-père d’Étienne, Marie Brunet, n’est autre que la mère de Jacques. Vous suivez ?

Aîné de sa fratrie, Étienne n’est pas le seul à tenter sa chance en Amérique et il est rejoint au milieu des années 1870 par son frère cadet, Joseph. Qu’est-ce qui pousse un jeune homme à quitter sa terre natale alors qu’a priori, son destin semble tout tracé ? Réponse prochainement. L’histoire de vie du frère cadet est aussi extraordinaire. Je ne veux évidemment pas révéler ici des éléments de l’intrigue mais je regrette de n’avoir à ma disposition aucune lettre qu’il aurait envoyé… Il y en a peut-être eu, allez savoir.

Maison familiale Brunet (à droite), tranmises de génération en génération depuis au moins le premier tiers du XVIIIe siècle, sans doute avant encore. Point de départ de l’histoire d’Étienne. Saint-Sorlin-d’Arves, hameau du Pré, années 1920, collection familiale, tous droits réservés.

Ainsi, l’histoire d’Étienne est intimement liée à celle de sa famille et de son petit frère, et ce dans tous les moments de sa vie. Le départ, les lettres, son frère qui le rejoint, les relations qu’il continue d’entretenir par correspondance avec ses parents, ses sœurs et sa famille restée en Maurienne. Et en fait je veux rappeler ici à quel point il existe différents degrés de lecture quand on étudie une trajectoire de vie. Isolée, celle d’Étienne est déjà, en soi, inédite. Quitter son village natal pour la Californie, à une époque où très peu de Mauriennais y émigrent (je dis très peu mais je n’en ai jamais recensés d’autres en fait), c’est exceptionnel. Mais replacer cette trajectoire dans l’histoire familiale l’éclaire aussi d’un angle différent, que je juge nécessaire mais à la limite pas forcément, tout dépend de ce qu’on veut faire de cette histoire. En étudiant le contexte familial, on replace les pièces du puzzle plus aisément. Enfin, intégrer ce puzzle familial dans un contexte historique donné permet alors non seulement de se plonger dans une époque mais aussi dans l’esprit même d’Étienne. Tout ce que j’ai étudié et reconstitué était infiniment évident pour lui.

Pour celles et ceux qui me suivent sur les réseaux sociaux, et particulièrement sur Twitter, j’ai consacré mon dernier #ChallengeAZ à l’analyse transgénérationnelle (à lire ici) et j’ai pointé du doigt cette relation essentielle à la fois entre le conscient individuel et l’inconscient collectif (familial mais aussi sociétal). Dans mon travail, je me rends compte avec le recul que j’ai beaucoup réfléchi sur ces thématiques, parfois même de manière inconsciente. En projetant mon esprit dans celui d’Étienne, qui plus est en employant le « je », j’ai moi aussi été confronté à l’inconscient familial et mon récit est imprégné à la fois de qui était Étienne, de la mémoire familiale consciente et inconsciente, de mon travail généalogique et évidemment de qui je suis.

Cette histoire de famille est finalement aussi bien la mienne que la vôtre car les thèmes qui y sont développés sont universels. En fin de compte, faire de la généalogie c’est aussi (d’abord ?) se tourner vers autrui. Connaître ses ancêtres amène sûrement une meilleure connaissance de soi. Finalement, on fais tous partie d’une très vaste histoire familiale commune, non ?

Map of San Francisco from c. 1860, d’après Isador Laurent Deroy’s birdseye.

Ah, jeu de mot quand tu nous tiens. L’île du mystère… D’accord, j’arrête là la divagation foireuse mais qui a le mérite de nous mener à une véritable question de fond, celle du narrateur lorsqu’on écrit. Je dirai que la nature de votre récit tranche naturellement le choix qui s’offre à vous. Et la nature du récit est déterminée, elle, par ce que vous voulez livrer au lecteur et la motivation de votre écriture. Je m’explique. Pour l’histoire d’Étienne, comme je l’ai expliqué la semaine dernière, j’étais parti au départ dans l’écriture d’une étude biographique suivant la méthodologie universitaire classique – et vas-y que je te source tel événement, et vas-y que je te liste les références bibliographiques en bas de page – amenant, de facto, un recul sur la trame que j’étais en train de dérouler. Le récit était ainsi distancié par l’utilisation d’un point de vue omniscient.

En relisant, on était à la limite de l’indigeste. Puis, tout simplement, le récit ne ressemblait pas du tout à ce que je voulais qu’il soit. Au(x) message(s) que je voulais faire passer. Bref, le point de vue omniscient vidait le récit de sa substance originelle, celle du mystère et de l’imagination. Insipide, fade, bref, vous voyez le genre. Et parenthèse : je ne dis absolument pas que l’étude historique est insipide, fade, indigeste… Je dis juste qu’un récit obéit à des objectifs précis : dans le cas de celui concernant mon grand oncle, l’objectif était moins d’offrir au lecteur une vue sur l’émigration en Californie au milieu du XIXe siècle qu’une véritable immersion dans l’esprit, l’imaginaire, la conscience d’Étienne Brunet.

Extrait de l’étude que j’avais rédigée dans un premier temps sur la vie d’Étienne. Sur soixante pages, intéressantes par ailleurs, on perdait définitivement le côté authentique de l’histoire de mon grand oncle. G.Chaix, 2016, tous droits réservés.

 

Et c’est là où vous allez le voir, toutes les pièces du puzzle s’assemblent. Quel a été le point de départ de mon aventure ? La découverte de lettres, moins de dix, écrites entre 1864 et 1871 – pour celles qui sont datées. L’enjeu était le suivant : arriver à capter l’essence de cette matière première et construire un récit autour d’elles. Trois possibilités : les intégrer textuellement, les intégrer partiellement ou en les reformulant plus ou moins ou bien les lire, les relire, m’en imprégner et en retranscrire le contenu par petites touches.

On arrive ici à la partie la plus difficile. Un casse-tête. J’ai tout essayé. Et il faut ici que je précise du coup qu’à partir de l’abandon de l’étude historique, j’ai assumé le récit à la première personne, le fameux récit en « je ». Enfin pas tout à fait car dans un premier temps j’ai testé la première solution : mêler les mots d’Étienne aux miens en insérant les lettres entières, dans leur jus. Il a fallu un œil extérieur (merci Léna) pour me rendre vraiment compte que cet insert cassait le rythme narratif, aussi bien sur la forme que sur le fond. Sur la forme car on se retrouvait à des moments avec des pavés textuels à alinéas en plein milieu du récit et sur le fond car oui, je vous le concède, mon style d’écriture est légèrement différent de celui du tonton. Hein, évidemment.

Deuxième solution pas plus convaincante : vouloir paraphraser des lettres que vous n’avez pas écrites… quel intérêt ? Aujourd’hui, ça me paraît tellement évident mais je vous assure que pendant des semaines, ça a été dur pour moi de choisir. Enfin, dernière solution, l’imprégnation et la relégation des lettres en annexes. Psychologiquement, il a fallu en fait que je me dégage des mots d’Étienne pour mieux parler de son destin. En définitive, l’histoire que je raconte, factuellement, est celle de mon grand oncle mais ça reste aussi et surtout, mon histoire. Et ce saut dans le fait d’assumer complétement le « roman »… Qu’il a été difficile ! Pourtant, aujourd’hui c’est comme si j’avais sauté de 10 cm pour rejoindre le sol.

Ainsi, les mots d’Étienne sont les siens et il n’y a pas d’interférence entre eux et les miens. En revanche, je tenais absolument à ce que figurent les lettres en annexes et ce, pour deux raisons. La première réside dans le fait qu’elles ont été le point de départ du livre (et d’ailleurs elles le terminent d’une certaine manière puisque disponibles en annexes) et que je tenais à ce que les lettres d’Étienne soient lues et disséquées. Et la deuxième rejoint plus l’idée de montrer comment il est possible de construire un tel projet à partir de cette matière première, pas excessivement foisonnante (il ne s’agit que de quelques lettres, pas d’une correspondance fournie qui couvre toute la vie d’Étienne).

Si vous avez la chance un jour de tomber sur ce type d’archive (un livre de raison, des lettres, une correspondance, des notes…), lancez-vous dans l’écriture d’un livre : le « je » en vaut vraiment la chandelle.

Extrait d’un début de lettre écrite par Étienne Brunet en 1864. En haut à gauche, ce qui ressemble à un sceau “SF” désignant sûrement un papier provenant de San Francisco, d’où il écrit. Coll. familiale, tous droits réservés.