Précedemment, dans l’épisode 6 et l’épisode 7

Pour commander mon roman sur la vie d’Étienne, merci de prendre contact avec moi.

8

Dans les lettres retrouvées, figure un petit billet malheureusement non daté. Quelques indices permettent en outre de déduire qu’il a été rédigé aux alentours de la lettre de 1864 :

mes chers parents je vou dirais que nous
ne somme pas trais bien avec Jean François
Arnaud vous leur direz seulment se quil y at
pour lui seur [sur] la lettre sans leurs fere mention
de rien dutout et sil veulle y mettre [rature] un billiet
il ne faut pa leurs refuser san en fere cas de
rien et pour vous autre vous ny mette seulment

Petit billet [verso]
seur [sur] leurs lettre comment vous vous porte et si
vous avez quel autre chause a mettre ecrive moi
et sil cela ne vous ferait rien fette moi au moi[n]
reponse a toutes les lettre que jean vois et si quelque
chose que vous desireriez savoir plus a fon fette en
une autre plus tard car cest mon seul plaisir
que jai isi et vous men prive ne men prive pa
je vous en prie                 Je vous recommende
de vouloir bien fere dire deux messes a la cha
pelles des preplan celon mes intantion

Le ton employé par Étienne est empreint d’inquiétude. Le fait qu’il cite n’être qu’avec Jean François Arnaud indique peut-être que Vincent est déjà parti, donc le billet aurait été rédigé après 1860 ; le fait enfin qu’il s’adresse à ses parents nous informe sur le fait qu’il écrit ce billet avant 1865, année de décès de sa mère Catherine Milliex[1].

Étienne semble évoquer les parents de Jean François : ce dernier est-il malade ? « Sans leur faire mention de rien du tout », mon grand oncle donne l’impression de vouloir presque « protéger » Jean François ; dans la deuxième partie du billet, il implore quasiment ses parents de bien lui faire réponse à ses lettres : l’inquiétude semble être à son paroxysme. Mais la dernière phrase d’Étienne nous révèle peut-être le fin mot de l’histoire : la chapelle Notre-Dame-de-la-Vie, située en marge du village, au hameau des Prés-Plans, est réputée, aujourd’hui encore[2], guérir et faire des miracles. Bâtie au XVIIe siècle, restaurée en 1855, dans le temps, ce sont les enfants morts nés que les familles s’empressent de ramener : la légende dit que l’enfant en question ressuscite le temps de son baptême. Ainsi, les « deux messes » demandées concernent-elles Jean François et Étienne ?

La chapelle des Pré-Plans, au début des années 1930 avec mon arrière-grand-père Charles Chaix notamment. Coll. familiale, tous droits réservés.

La chapelle aujourd’hui (photo prise en 2014). Coll. G.Chaix, tous droits réservés.

À ce stade, nous sommes contraints d’accepter la frustration de ne pas avoir plus d’informations : Étienne parle de la privation de réponses mais pourtant, aucune lettre antérieure à 1864 n’a été retrouvé : soit les éventuelles lettres ont été perdues avec le temps, soit sa famille ne les a jamais reçues, rendant, de fait, difficile la moindre réponse !

Cependant, parmi les lettres retrouvées, une autre – encore une fois non datée – est adressée à son cousin Jean, fils de François qu’Étienne évoque dans sa lettre de 1864. En voici le contenu.

Mon bien cher cousen [cousin] Jean fils de
François
Je men praise [m’empresse] atécrire cest deux mots
pour te donner de mes nouvelle qui sont
assais bonne pour le moment grace adieu
et d’un cœur sensaire [sincère] je desire que la
presente te trouve dans un eta [état] de sante
telle que je la possaide moi-même en
ce moment
J’ais milles remerciment ate faires
de la bonte que tu avais pour moi de
ceque tu mavais marque que j’ais toujour
u [eu] envie dans les temps même encorre en
ce moment d’une acquisition auquel
tu mas offert dernierement des secourd
sil m’en man-quait pour complaitter
la somme a se sujet
Je ne me cache en rien seur [sur] cela [atoi, raturé]
a toi il m’était impossible d-y-penser
vu que je ne dois plus que j’en ais pour
le moment mes [cela a… raturé]
si j’avais eu quequear-jean [quelque argent] ils aurait été

Lettre non-datée à son cousin [2]

probable que je l’aurais fait non pas par
interais [intérêt] d’un avantage pour mieux faires mes
affaires mes pour donner une tranquillite ames
parents, une esperance pour le temps futur
pour mes propre interait [intérêts] ce naurais pas été
cela que j’aurais [rature] entreprix et auquel
jes paire [j’espère] entreprandre au plu-tôt possible mes
le grand service que j’aurais a te demender ce n’est
pas pour moi c’est pour mon frere mes
parents me parle d’une chause pour lui et
moi je pansais a une autre pour lui mes ils
feront comme ils lentanderons [l’entenderont] tous ensemble
voisi   sil lui était possible de pouvoir avoir
des papiez pour venir merejoindre il ferait
bien mieux que de passer les année a Chalon
quoi-qu’il fasse traix bien de faire ce qu’il fait
mentenent sils avait la même intantion que
j’ai pour lui se saurait de partir sans delay
Ce n’est pas qu’ils me manquerait beaucoup
pour le faire venir je pance meme avoir
assais pour cela mes comme je tien a payer
mes dette sil n’avais pas l’intantion de venir
Jaimmerais mieux payer qu’a tendre [qu’attendre] plu tard

Lettre non-datée à son cousin [3]

pour les payer ceque je te demande
pour lui : cest une somme à emprunter
pour son passage comme les prix sont
mentenent il en aurait assez de 600 francs
soit 120 dollars mes il vaut mieux
qu’il lui reste 200 fr que de lui en
manquer 10  si tu peux me fere [faire] ce plaisir
pour moi je te promet et mengage
a te les ranvoyer ausitôt quil serat
arrive en Californie. Si je fesais cela
pour lui je le fais a condition qu’ils
me le rendent quand ils les aurat
gagniez pour que je payes ce que
je dois isi   moi-même isi pour quand
a aitre [être] ocupe [occupé] je men charge pour lui
car le plus ba [bas] qu’il pourat mettre de
cotte [côté] se saurat de 60 a 75 franc par
moi [mois] [rature] à mettre de cotte pour le moin
800 frabc oar ab a lettre de cotte
aussi mal que cela puise [puisse] aller car les
connaisances que je me sui fait pour
moi seront la meme chause pour lui
comme ils sont pour moi et cela coute
du temps a lors [alors]

Lettre non-datée à son cousin [4]

et de la patiance pour sen faite cela te serat
peutaitre un peux fort pour toi voyant que
je sui en dette [endetté] mes si je te racontais tout tu verrais
que c’est bien la verite ce que jete dis   que lon
apprend toujour a ses depans mes pour lui
il aurat 100 avantage contre 1 pour moi jeus-
qu’a [jusqu’à] present insi si tu veux bien laider je te
promet de te payer comme [rature] je mengage
a le faire et apraix que je taurais renvoye [renvoyé] ce qu’il
aurat emprunter pour venir je lui ferais
envoyer 600 fr pour que mon père les donne
au gouvernement aven le jour de son tirage
au sor [sort] afin-qu’il puise [puisse] rentrer quand bon
lui feras plaisir san aucune dificulte pour
ce qui regarde entre lui et le gouvernement  que dautre
chauses j’aurais a te marquer mes une feuillie [feuille] nest
pas un vollume une autre foi dans que-que temps
je ten marquerais davante [davantage] pour insi dire mon romment [roman]
si cela te fesait plaisir je termine en t’embrassent [t’embrassant]
de cœur ne pouvent [pouvant] le faire en reallite en cemoment
milles compliments [pour, raturé] a ta femme et a tes enfants
pour moi et [rature] à mon oncle insi qu’a tes cœurs [sœurs]
Je suis pour la vie   ton tout dévoué cousen [cousin]
Brunet Etienne

Là encore, la lettre peut être lue en deux temps : Étienne remercie d’abord son cousin de lui avoir proposé de l’argent, « des secours », semble-t-il pour une acquisition – de terres vraisemblablement, proposition par ailleurs refusée : « il m’était impossible d’y penser vu que je dois plus que je n’ai pour le moment » justifie l’homme expatrié. Cette proposition de la part de Jean est-elle celle de février 1864 évoquée dans la lettre précédemment citée ? Il est permis de l’envisager ; Étienne précise en toute humilité que ces secours n’auraient de toute façon servis qu’une « espérance pour le temps futur » pour ses parents et qu’étant endetté, il n’aurait pu accepter une telle offre.

En vérité, la première partie introduit habilement le véritable objet de la lettre qu’il adresse à son cousin : prêter de l’argent à son frère cadet, Jacques Joseph, pour que ce dernier le rejoigne en Californie. Si l’on se réfère aux propos d’Étienne, la lettre est forcément adressée en 1866 ou peu avant puisqu’il évoque le tirage au sort de son frère pour la conscription, lequel s’effectue systématiquement aux alentours de la vingtième année du conscrit. Ainsi, Étienne écrit cette lettre dans le courant de l’année 1865 ou en 1866.

En tout et pour tout, il demande alors un prêt à son cousin à hauteur de 600 francs : commence alors un exercice de persuasion et de justifications. Étienne a certes des dettes mais compte sur son sens de l’honneur, sous-entendant même qu’elles ne sont pas dues qu’à son propre fait : « […] si je te racontais tout tu verrais que c’est bien la vérité ce que je te dis, que l’on apprend toujours à ses dépens. » Étienne promet donc non seulement de le rembourser, mais de faire profiter Joseph de ses conseils avisés, conseils qui lui permettront d’épargner jusqu’à 800 francs minimum par an, de telle sorte qu’en plus de rembourser son cousin, Étienne permettra à Joseph de faire envoyer à son père 600 francs pour régler ses affaires de conscription et de tirage au sort[3].

Avant d’apposer sa signature, Etienne propose à son cousin, si cela venait à l’intéresser, de lui raconter « son roman », le roman de sa vie, formule pour le moins originale. Jean Baptiste Sorlin Brunet est à peu près du même âge qu’Étienne,  né le 6 juillet 1830 ; Étienne habite d’ailleurs sans doute à Saint-Sorlin lorsque son cousin se marie avec Jeanne Clémentine Bernard, de dix ans son aînée, le 2 juillet 1855. Des enfants de cette union, Étienne n’a apparemment connu que l’aîné, Jean François Albert Brunet, né le 7 octobre 1856[4].

Pour ce qui est de la demande de mon grand oncle, difficile de savoir ce que son cousin lui répond mais en tout cas son frère n’est ni remplacé, ni exempté de service militaire.

9

En début d’année 1867, Etienne s’apprête à fêter ses 33 ans alors que sa mère n’est plus de ce monde depuis plus d’un an. À propos des hésitations qu’il exprimait en 1864 sur le fait de revenir à la mine ou de rester en ville, Étienne raconte, dans une longue lettre rédigée en grande partie à la fin d’année 1866, son quotidien. Le papier est bleuté, et presque le moindre espace est comblé par ses mots. Il n’habite plus San Francisco, son frère n’est pas avec lui et il semble même vivre seul.

Extrait de la lettre de 1866 écrite par Étienne. Le moindre espace de papier ou presque est comblé par ses mots. Coll. familiale, tous droits réservés.

New Yer Diggins le 30 decembre 1866 (en reponce de votre lettre dattee du 28 octobre dernier en 1866 a St Sorlin D’arves)

Mon bien cher père frere et sœurs
En terminent bientôt cette annee je
vous ecri ces quel-ques mots que probablement ne seront termine
d’aittre ecrit qu’en commancent 1867 –               Dieu veullie [veuille]
que la future nous soit favorables atous je vous la soites [souhaite] 1°
à vous Mon bien cher père de même qu’a mon frere et mes [rature]
sœurs insi qu’a tous les parents oncles tantes [ ?] cousins et
cousines amis et amies. e la soitterais [souhaiterais] de même aune [à une] bone amie si j’en
avais une en fin je soitte [souhaite] que 1867 vous soit favorable
en tout et portout [pour tout] Mes [mais] qu’une sante parfaitte puisse pour
toujous vous accompagnier mes [mais] pour cela adraisons [adressons] nous d’un
cœur tout sensaire [sincère] au Grand Metre [Maître] universel Dieu
seul peut tout pour chacun de nous [rature] qui somme morttel
car sans lui nous ne pouvons rien unisons donc nos prière pour
[rature] lui demander protection pour chacun de nous affin
d’oppelenir [obtenir] par sa misericorde toute divine les grace que nous
avons besoins … – … Mon bien cher père vous me demande
mon avis consernant le tirage au sort de mon frere je ne sais sil
elle vous ait parvenue jevous l’ais di seur [sur] une lettre qui ait partie
disi [octobre, raturé] a la fin octobre je pence bien que celle-ci n’est point
perdue car je les remise moi-même au conducteur de la poste
mes en tous les cas faitte pour le mieux je croyais comme vous me
laviez esplique seur [sur] les lettres que jai resu [reçues] avant cette derniere que lon
donnait 1500 fr et si le N° était bon qu’on vous rendait 1000 fr.
Cela aurait été plus prudant selon moi de lassurer je me disais ses [c’est]
500 fr. de perdu sil tire bon mes [mais] aussi il ait ramplace [remplacé] pour 1500 f.
sil ait partant   plus sil at une chance d’aitre reforme que jen connaisse

Lettre du 30 décembre 1866 (2)

raison de plus pour ne pas lassurer puis en outre cest comme vous me ditte il lui
reste 3 chances   celle d’avoir bon, celle d’aittre de la 2° et celle en quesquions [question]
que jene connait point mai pour toute conclusions faitte pour le mieux
Vous me parle [parlez] isi [rature] que si cela ne me fesait rien de vous ferre ce plaisir
de m’an aller cette annee vous vous trompe [trompez] cela me fait même beaucoup
de ne point pouvoir m’an aller cette annee ou soit comme je vous lavais
promi il y a 2 ans que je serais au pays en 1867  et bien cher père
frere et sœurs je ne le peux pas je vais vous lexpliquer bien clairement
les raisons pour quoi je ne le peux pa [ :] dabor vous me croyez de largean [de l’argent]
au lieux d’an avoir jais des dettes m’an aller et ne pas payer ceux que
je dois cela ne se peut pas je ne suis pas lhomme pour cela sil ne me restait
aucune dette et que jave [j’avais] de largean [de l’argent] pour mon pasage seulment tout juste pour
vous aubeyr [obéir] je le ferais sans delay [délai] voici ma position [ :] je dois 1500 fr.
a une personne auquel il mat fait le plaisir de me les praiter plus 700 fr.
a un autre [.] il ait vraix que lon me doit 500 fr. que je ne toucherais jamais
et plus 450 fr. dans une banque qui ait traix bonne je ne parle meme pas de
400 fr. qui ne sont pas payez et qui tous arrierage sont en retard comme je vous
lavais déjà di une fois  mentenent pour vous finir de vous dire ma position jai
fait des travaux preparatoire toute lete [l’été] qui même en ce moment ne sont pas
fini a cause d’un mal que jais a a une jambe auquel il a u 2 au protin [ ?]
passe que je misuis donne [donné] un coup seur [sur] los de la jambe. Ce coup ait reste
entre los et la cher [chair] et a été 18 mois sans que je man resante [ ;] lanne [l’année] derniere
dans le courant novembre je me suis resantu [ressenti] que que-que chauses me fesait mal
je ne savais quoi [ ;] enfin l’hiver dernier c’est passe [passé] 8 jours mal et 15 jours bien
mai dans le courant 7bre [septembre] cela mest revenu plus fort que jamai et m’obli-gie- [m’oblige]
a ne pres-que rien ferre pendan 2 mois. C’est ce qui m’at mis en retard pour
mes travaux sans cela je ne peux le dure assurement mes san autre embition [ambition]
que celle de payer a ceux que je dois et le largean pour mon passage jaurais
pu le faire en my prenant comme etions [étaient] mes intantion mes il faut
esperer que dans le courrant de 1868 nous nous reverrons tous ensemle si nous sommes
vivants

Lettre du 30 décembre 1866 (3)

Jais un claime de caniade de 900 pieds de long seur [sur] 50 pieds de chaques cotte du
millieux de la caniade. Caniade cela veut dire comme a notre patoi comban
ou golge en englais  Caniade cet espaniol vous pouvez en parler avec Chaix
lui peut a peu praix comprendre ce que peut me rapporter mon travail
comme je veux le travallier jai claime pour ferre un canal pour ramasser
toute laus [l’eau] des pluie qui desandant [descendent] des pentes au de su [au-dessus] de mon canal dont
5 caniade venant tout [tous] se reunir dans mon canal [.] Ce canal contient 2500
mettres de long il peut contenir de 60 a 80 pouce dau [d’eau] plus je ferais dans
le courant de lete [l’été] prochaine des reservoir pour en retenir toute lau [l’eau] qui coulle
la nuit jaurais donc au moi [moins] 100 pouce dau [d’eau] par jour a debiter pendant
que les autre en auront 20 pouce pour chaque instellations [.] je metterais plus
sieurs [plusieurs] instellations auquel je peux trouver des hommes qui me donneront
la moitiez de ce quil feront dans chaque [rature] relevée [.] Si je navais pas ete [été] malade
tout cela serait fait comme mon claime ait dispose jaurais pu mettre 4 ins
tellations [installations] pendant 2 mois de temps et 2 pendant 1 mois je veux dirre que je
compte seur [sur] 3 mois dau [d’eau] dans livert pour moi [.] vu que je ramasse lau [l’eau] des
environs toute reuni ensembles je peux travallier 1 mois plutard que les autres
de manière que cela fait comme sil-y avait une seulle instellation qui puisse
travaillier 10 mois de temps. Il y at 1 ½ de terre qui me paye 1 sous il nya pres-que
pas de pierre plus le desu [dessus] 1 ½ qui me paye 1 santime la battée ou demi so [seau]
de terre. Chaque homme peut en mettre 500 baquet [battées] au si [aussi] par jour chaque ins-tellations
peut entretenir 4 hommes de manière que jaurais pu partir a la fin de livert
de 1867. Ce que jai mis 1 ½ en deux foi ce sont des pieds d’auteur de terre mentenent [maintenant]
devers [divers] place dans le claime ou plusieur qui dans les temps y aviont prospecte y ont
trouve [trouvé] de gren [des grains] de 25 sous a 50 fr. et il parait que dans une place quil y aurait
chance d’antrouver [d’en trouver] encorre quel-que un [.] Cela je le travallierais moimeme a moi [moins]
que je trouve a vandre [vendre] un prix convenable mes [mais] amoins de 1500 piastres je ne
vanderais pas ce qui fait 7500 fr. Je mi sui bati une meson [maison] en pierre auquel
les murs sont de 6 ½ de au [haut] et un plafon en ardoisex [ardoises] et [un pouce, raturé] ½ seur [sur] les ardoises
il y at 3 pouces de mortie [mortier] la batisse au de su [au-dessus] on peut [rature] y aller droit dedan le millieux

Lettre du 30 décembre 1866 (4)

et elle ait couverte en cardan [ou bardan] cest tait [c’était] labitations de mes poulles mes elles ne font
que dy pondre et y couve celle qui veulle couve [couver] elles ont pris pour leur demeure un
grau [gros] chaine [chêne] qui ait a cotte de ma case ou meson [maison] [ ;] j’an ais 12 poulles et 1 coque mes [mais]
M, Chaqual m’an at prise une il m’en reste plus-que 11 et le Coq et un
peti chat qui ait traix janti [est très gentil] [ ;] il ne mange jamai le beurre qu’on lui met
seur [sur] lanne [l’année ?] voila toute ma fortune et ma famillie [famille] jattand mentenant si mon
cousin Jaques me ferat reponce ala lettre que je lui ai ecritte le 25 courant ou sil
ait contant de ce que je lui ais di que jallais repondre a son frere Joseph comme je
connais les santiment de Jaques mon cousin et plus vu qu’il ny at pas longtems
que je les [l’ai] vu soit qu’il est venu me voir il y at 20 jours environs[.] Si linfortune ne le
poursuivais pas comme cela m’arrive a moi il serait venu passe lhivert avec moi
mes [mais] la chance nous en veut pas enfin il faudrat bien qua praix [qu’après] le mauvai
qu’il vienne le bautemps[.] a 11 ½ passe ce 31 courant apraix [après] mon soupe [souper] je reprend mon
travaillie [travail] commence par la soire [soirée] de yier [hier] le soir tout en attendant que le coque qui
comme je lesperre [je l’espère] saluera la future je la saluerais moi-même aussi   voici ce que jai
di amon cousin Jaques que jallais dirre amon cousin Joseph que comme je ne peux
dire quelle sont les intantions de Jaques au juste mes [mais] comme ces la verite nous
ferrons notre route de retour ansamble pour nous rendre au pays natal
vers 1868 et comme disant autre foi [autrefois] Brunet le vieux liron [ou biron] a sarose ravan
resse je ne le’berche pa ce qui est pour le mulet nes pas pour les aniaux [agneaux]
ce saurait [serait] ebercher les disaines que de partir avan   a moi [à moins] une chance
nous arrive avan ce temps comme cest mentenant le temps des vandange a cha-que
mineur nous ne pouvons pas nous rejoindre ensemble pour pouvoir vous ferre
une lettre soignie [soignée] comme je l’aurais desirer mes [mais] plutard lors-que la saison sera
passe [passée] nous vous ecrirons mieux que cela je termine ma lettre en vous soitant [souhaitant]
la bonne année tout en la saluant par quel-ques coup de bouche a feux
père frere et sœurs je vous embrasse [rature] de tout cœur insi que tous les
parent et amis je suis pour la vie votre tout devoue fils et frere Brunet Etienne 1 jour de 1867
Vous ferrez par dune bonne anne a tous les parents et amis de ma part [rature] et une bone sante comme
je la possede moi-même en ce moment une sante parfaite a tous specialement tante Didier

Lettre du 30 décembre 1866 (Marge)

[en spirale] le bonjour a ma tante didier et a Brunet Jean fils de François particuliairement 11 jv 1867

Je vois isi en lisant
ma lettre que joubliais
de vous dirre que je suis parfaittement bien guerri mentenent de ce mal de jambe car la personne qui m’at soignie
cest une mexikquaine [mexicaine] elle y ami des choses qui ont ronge [rongé] toute la cher meurtrie jeus-qu’a los puis ensuite
elle y at mix des feuillie [feuilles] qui ont fait repousse les chers [chairs] auquel l’on n’an connait pres-que plus la place
du mal mentenent soit ou était le mal   jattend encorre quelque jours pour l’anvoyer si mon cousin Jacques
venait avenir ou ecrirre un billiet pour envoyer a mon cousin Josephe
Cher père plusieur foi jai ouble [oublié] plusieur foi de vous donner le bonjour de la part de mon cousin Jaque insi qua toute la
famillie cette fois je suis oblige de ne pas oublier vu quil ait la pour me le rappeller [signature d’Etienne]

Comme sur chaque lettre adressée à sa famille proche, Étienne commence par des formules pieuses. Il continue ensuite en évoquant son frère Jacques Joseph et sa conscription. Un décret impérial du 29 décembre 1804 régit les principes de conscription en France : à cette époque, chaque canton ne doit fournir qu’un certain quota d’hommes, célibataires et veufs sans enfant. Ce quota, différent selon les époques et les temps de guerre par exemple, est établi d’une part par l’engagement volontaire des individus, d’autre part par le tirage au sort. Trois possibilités s’offrent alors au candidat : soit il tire le « bon » numéro, auquel cas il n’est pas mobilisable ; soit il tire le « mauvais » numéro et est mobilisé ; soit, enfin, il s’assure d’être remplacé en cas de mauvais numéro sorti moyennant une somme d’argent.

L’enjeu est en tout cas de taille pour le père Brunet : si son cadet est mobilisé, il n’aura plus aucun fils pour l’aider au quotidien. Étienne semble ne pas vouloir trop s’avancer, d’autant que les règles françaises et sardes en matière de recrutement militaire, quoiqu’assez similaires, avaient certainement quelques divergences.

Étienne répond ensuite à son père quant au fait qu’il ne soit toujours pas revenu au pays : il s’en défend en expliquant qu’il est endetté et en retard sur des travaux préparatoires en raison d’un mal de jambe qu’il s’est fait il y a de cela deux ans. Son père, préoccupé de savoir que son cadet est potentiellement mobilisable doit sans doute presser son aîné et l’inciter à vite revenir. Étienne se montre impuissant. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il souhaite véritablement remettre les pieds un jour en Europe, à l’image de cette phrase : « […] mais il faut espérer que dans le courant de 1868, nous nous reverrons tous ensemble, si nous sommes vivants. » La condition évoquée n’est pas d’ordre économique – alors qu’il se défend d’avoir des dettes – mais est ultime : « si nous sommes vivants ». Étienne passe alors à la narration de son quotidien, comme pour vanter cette fois-ci la vie qu’il s’est construite en Californie.

Il a acquis un “claim” (une propriété) consistant en une combe (le terme de caniade en espagnol est en fait le suivant : cañada, qui désigne un vallon, une combe en français, comban en patois) de 900 pieds de long (275 mètres environ) sur 50 pieds (25 mètres). Vraisemblablement, Étienne cherche de l’or à partir d’un long canal qu’il a construit : il se situe apparemment en contre-bas de plusieurs autres vallons (il en évoque cinq). La contenance de ce canal est d’environ un litre (60 à 80 pouces) et Étienne espère installer des réservoirs qui lui permettront de récupérer l’eau de pluie la nuit, ce qui lui permettrait de disposer de 100 pouces soit plus d’un litre et demi d’eau à prospecter par jour, contre 300 millilitres (20 pouces) à peine pour les autres orpailleurs du coin. Les baquets dont il parle désignent des récipients en bois, qui servaient à stocker l’eau avant de la tamiser. Étienne justifie l’intérêt de son emplacement en ce sens qu’on lui a dit qu’autrefois on y avait trouvé des grains d’une valeur allant jusqu’à 50 francs. Ainsi, il n’exclut pas de vendre son domaine mais à un prix conséquent ne pouvant être en dessous de 7500 francs.

Étienne parle ensuite de sa maison, qu’il a construite en pierre avec un toit d’ardoise. Plus loin, une « bâtisse » pour ses poules, terme non dépourvu de dérision. Au total, entre la fin d’année 1866 et le début 1867, il possède 11 poules et un coq, avec une poule emportée par « M. Chacal », formule une nouvelle fois originale si ce n’est que le responsable de l’enlèvement n’est sans doute pas un chacal, absent d’Amérique du Nord, mais de son cousin le coyote. Enfin, un petit chat « très gentil » vient terminer la description de « sa fortune et sa famille. » Un témoignage exceptionnel de ce à quoi pouvait ressembler la vie de ce grand oncle.

Aujourd’hui disparu, le village minier de New Years Diggins se trouve à quelques miles au sud de La Grange, dans le comté de Stanislaus. Peut-être quelque part par là… Photo : Google Maps.

En début de lettre, Étienne confirme que Vincent Chaix habite désormais de nouveau Saint-Sorlin-d’Arves ; en fin de lettre, il nous donne aussi une indication quant à Jacques Balmain, son cousin. Apparemment toujours en Californie, sans que nous l’ayons trouvé dans le recensement de 1860, Étienne déplore le fait qu’il ne puisse venir passer l’hiver avec lui, faute de moyens, mais garde espoir avec une expression encore très usitée aujourd’hui : après la pluie, vient sans doute le beau temps. Étienne reprécise qu’avec son cousin Jacques, ils ont l’intention de revenir au pays pour l’année 1868 mais s’agit-il d’un vœu pieux ou d’un véritable projet ?

La signature de Jacques Balmain en marge de la lettre, dans une des bordures, indique, comme le souligne mon grand oncle, qu’il est désormais « là pour lui rappeler » de bien donner le bonjour à son père, son frère et ses sœurs. Les contacts entre eux sont donc avérés en Californie.

Au moment où il envoie sa lettre, soit au commencement de l’année 1867, Étienne sait-il déjà que son frère Joseph est mobilisé, faisant partie de la classe de 1866 ? Sans doute pas, il n’en fait en tout cas pas mention dans la prochaine lettre, qu’il rédige deux ans plus tard, en 1869.

Suite au prochain épisode.

Notes

[1] Elle est décédée à Saint-Sorlin-d’Arves le 4 novembre 1865.

[2] Bien que le plus souvent fermée au public, une fente dans laquelle il est possible de glisser des pièces permet de faire vœux et prières.

[3] Jusqu’en 1872 et la loi Cissey qui rétablit un service militaire universel, il est possible de payer une certaine somme d’argent pour le remplacement voire l’exonération de service militaire.

[4] Pour l’anecdote, Jean François Albert Brunet deviendra ecclésiastique, entrant dans les ordres majeurs à Rome le 25 mars 1879. Par la suite, il sera notamment vicaire général de Mgr Grumel, évêque de Maurienne. Une photographie d’une visite pastorale de 1929 à Chamoux-sur-Gelon, sur laquelle apparaît Jean François Albert est même disponible en ligne : http://www.chamoux-sur-gelon.fr/page/1929-visite-past.

Suite de l’épisode 6 – Aux origines

CHAPITRE II – LE DEPART

5

Pour Étienne, la première étape de l’aventure américaine commence avec l’embarcation à bord du Mataro le 23 octobre 1858 au départ du Havre. Bien sûr, Étienne n’est pas seul : il est accompagné de Jacques Balmain, 44 ans, Vincent Chaix, 28 ans et de Jean François Arnaud, 27 ans. Étienne est le plus jeune des quatre et arrive au bout de sa 24e année.

Près de 900 kilomètres séparent Saint-Sorlin-d’Arves – qui appartient toujours aux États sardes à cette date, rappelons-le – et Le Havre. Comment les quatre individus s’y sont-ils rendus ? Un manque cruel de sources empêche de retracer avec exactitude l’itinéraire des Mauriennais jusqu’au Havre. Aux Archives Départementales de la Savoie et la série appartenant au fonds sarde (1FS), aucune trace de demande de passeport : en cause, des registres très lacunaires. Difficile donc de savoir à quelle date Étienne est parti de Saint-Sorlin ni par quel moyen s’est-il rendu dans la ville portuaire du Havre en 1858. Il est très probable que la petite compagnie ait pris le train, au départ de Saint-Jean-de-Maurienne, empruntant la ligne historique nouvellement créée par Victor-Emmanuel II, en 1853. Ils auraient alors rejoint Chambéry, puis la Suisse, avec Genève. Aux Archives Départementales de la Savoie toujours, une piste intéressante a permis de déduire le parcours des quatre Mauriennais.

Contrat de voyage retrouvé aux Archives départementales de la Savoie, janvier 2016. Il est probable quÉtienne et ses amis soient passés par cette agence pour traverser l”Atlantique. Malheureusement très lacunaires, aucun autre type de contrat en particulier avant que la Savoie ne soit française) na été retrouvé.

Le document, seul de ce genre retrouvé aux archives, concerne un contrat passé entre un homme de Saint-Michel-de-Maurienne, Antoine François Didier, et une agence d’émigration censée lui permettre de rejoindre l’Amérique du Sud. En en-tête, nous pouvons lire : “Paquebots réguliers entre Le Havre New-York – New-Orleans – et Buenos-Ayres”. Il est probable, donc, qu’Étienne et ses trois compères aient fait appel à cette agence. D’où un voyage en train qui passerait par la Suisse, puis par Lyon, Paris et, enfin, Le Havre. Néanmoins, voici ce qu’écrit, sur l’émigration, le chanoine Louis Gros, aussi surprenant que cela puisse paraître, l’émigration a aussi pu se faire à pied ! Ce dernier évoque en effet « la peine des émigrants » en ces termes :

« Ce n’est pas un voyage de plaisir que faisaient les émigrants. Ils quittaient leur village à l’automne, habituellement du moins, alors que les gros travaux de l’été étaient terminés. Ils partaient à pied ; l’un d’eux nous a dit qu’il franchissait en quinze jours la distance qui sépare Saint-Jean-de-Maurienne de Paris, ce qui fait une moyenne de 40 kilomètres par jour. Le soir, ils prenaient un peu de repos réparateur dans une hôtellerie bien modeste, à savoir une grange ou une écurie. […] À partir de 1850 surtout, la police française fut sévère. Chaque émigrant devait être muni de moyens d’existence suffisants pour faire son voyage jusqu’à destination ; il devait avoir 50 francs en poche ; sinon, il était impitoyablement refoulé. Le pauvre est gênant ; il doit rester dans sa chaumière. » [1]

Ici, Louis Gros parle notamment de l’émigration saisonnière en France mais ce qu’il dit concerne évidemment tout émigrant traversant la France à cette période. Pour les Mauriennais partis en Amérique du Sud, les départs se faisaient surtout à partir de Gênes, ville portuaire italienne  la plus proche quand on part de Maurienne.

Mais revenons un instant sur les trois individus qui partent avec Étienne, tous originaires de Saint-Sorlin.

Jacques n’est autre qu’un cousin d’Étienne : il s’agit en réalité du cousin germain de son père, François Brunet. Pierre Jacques Balmain naît le 11 janvier 1814. Ses parents, Pierre Balmain et Marie Brunet, grand-tante paternelle d’Étienne, sont tous deux cultivateurs. Il est l’aîné des garçons d’une fratrie de six enfants. En raison de son âge au moment du départ, 44 ans, il est plausible que c’est lui qui entraîne Vincent, Jean François et Étienne dans l’aventure californienne. Vincent Marie Chaix naît le 5 août 1830 d’un père charpentier – Jean-Baptiste Chaix – et d’une mère cultivatrice – Catherine Didier et demeure le cinquième enfant d’une fratrie de onze. Enfin, Jean François Arnaud naît le 24 mai 1831 et est aussi, comme Jacques et Étienne, l’aîné des garçons dans une fratrie de huit enfants [2]. Vincent Arnaud et Anne Guille – ses parents – sont, sans surprise, cultivateurs à Saint-Sorlin.

Ce sont certainement les seuls Mauriennais à embarquer ce 23 octobre 1858, au Havre, lesquels sont par ailleurs désignés comme étant Italiens. À leurs côtés, des Français bien sûr, mais aussi des Allemands, des Italiens de l’île de Sardaigne, quelques Américains, des hommes seuls, des couples et aussi quelques familles [3], au total 215 passagers tous réunis pour une traversée de l’Atlantique de plus d’un mois.

Dès son arrivée à la Nouvelle-Orléans, le capitaine du navire recense tous les passagers. Parmi les 215 personnes, se trouvent Jacques Balmain, Vincent Chaix, Jean François Arnaud et Étienne Brunet. En 1858, la Savoie n’est pas encore française et c’est sans doute ce qui explique la raison de la mention, approximative, du capitaine quand il désigne leur pays d’origine : l’Italie… Qui n’existe d’ailleurs encore pas en 1858 !

6

5 décembre 1858, l’entrée sur le territoire américain se fait par la Nouvelle-Orléans, en Louisiane, sur la côte est des États-Unis, jadis partie intégrante de la Nouvelle-France. Quel est l’état d’esprit des quatre Mauriennais ? Sans doute un mélange de fatigue, d’excitation et de surprise. En 1860, d’après l’étude du recensement de la même année par Jacques Houdaille [4], 4039 personnes – dont une majorité d’hommes – habitant la Nouvelle-Orléans sont natifs de France [5], sur une population globale d’une centaine de milliers de personnes. Difficile d’imaginer qu’Étienne, Jacques, Vincent et Jean François soient anglophones à leur arrivée aux États-Unis ; se dirigent-ils vers le Vieux carré, quartier français au centre historique de la ville ? Aussi voient-ils certainement de leurs propres yeux le commerce d’esclaves pourtant officiellement interdite depuis une loi de 1807.

CHAPITRE III – LA VIE EN CALIFORNIE

7

Déclarés farmers – cultivateurs – sur la liste de passagers, ce n’est sans doute pas en ville qu’ils comptent de toute façon rester. Le 8 juin 1860, au moment du recensement de la population de Californie, nous retrouvons Étienne, Vincent et Jean François en Californie, dans le comté de Stanislaus, non loin de La Grange [6]. Aucune trace en revanche de Jacques Balmain.

Construite à l’origine par des pionniers Français qui auraient trouvé de l’or après avoir sillonné en bateau la Tuolumne River, La Grange – à l’origine appelée French Bar – est un petit village situé à plusieurs dizaines de kilomètres à l’est de Modesto, siège du comté de Stanislaus.

En moins d’un an et demi, Étienne, Jean François et Vincent ont traversé les États-Unis d’est en ouest. Pas moins de 3000 kilomètres séparent les deux régions. Deux possibilités : soit ils reprennent le bateau et rejoignent la Californie par voie maritime en passant par le Panama, soit ils effectuent le voyage en band wagon – en diligence – par voie terrestre, le train n’existant évidemment pas en 1860. Jusqu’à la mise en place du Pony Express en avril 1860, l’ouest américain est encore largement isolé de l’est du territoire américain. [7] Ce service postal ne reste en place toutefois que peu de temps puisqu’il disparaît en octobre 1861 car insuffisamment rentable. L’acheminement du courrier s’effectue alors en diligence et est pris en charge par des sociétés comme la Butterfield Overland Mail.

En case 108, nous retrouvons bien Vincent “Schaix” et Frank “Arnaux” ; à côté, seul, c’est bien Étienne Brunet qui est mentionné…

 

Le recensement de 1860 en Californie mentionne donc Étienne, Vincent et Jean François [8], le premier vivant seul à côté des deux suivants. Les trois sont déclarés comme étant Sardinian – Sardes. Dans la zone où ils se trouvent, de nombreux Français et autres Sardes, sachant qu’il est impossible de distinguer s’il s’agit de Sardes de l’île de Sardaigne, ou de Sardes « Savoyards ». Quoiqu’il en soit, les trois Mauriennais sont désormais Français depuis le Traité de Turin du 24 mars 1860 qui officialise le rattachement du duché de Savoie et du comté de Nice à la France.

Les trois sont déclarés miners – mineurs, tous certainement à la recherche du métal jaune précieux. Autant dire qu’à cette date, aucun des trois n’a beaucoup de chance : l’officier chargé du recensement estime la valeur des biens immobiliers et personnels de chaque ménage qu’il visite : celui de Vincent et Jean François représente 5 dollars en biens immobiliers, celui d’Etienne 8 [9], aucune valeur personnelle n’est indiquée. Pour comparaison, à côté d’Etienne, vit Félix Noël, un Français, seul dans son ménage : l’officier indique 50 dollars en value of real estate et 400 en value of property estate. [10]

En fin d’année 1864, Vincent Chaix n’est plus en Amérique comme en témoigne une lettre d’Étienne, la première datée que nous avons à disposition. Elle est écrite depuis San Francisco, le 1er décembre 1864, comme en témoigne d’ailleurs le poinçon « SF » en haut à gauche de la feuille de papier sur laquelle écrit Étienne[11].

.L’orthographe est parfois très approximative. Pour exemple, le mot “lettre”, écrit “laittres”… Coll. familiale, tous droits réservés.

St Francisco ce 1 decembre 1864

Mes biens chers parents
père et mere frere et cœurs [sœurs]

Je me hatte en ce jour de repondre a vos deux laittres
que je vien de recevoir yer [hier] 30 septembre 1864
la premiere comme la segonde ayent ette arraite
parles indien seur [sur] la malle overlande qui passe par terre
qui ont ette aublige [obligé de] revenir a noyork pour passer par mer
le nombres des laittres en retard était de 100 : mille [100 000]
de manière qu’il n y a de negligeance ni de votre cotte [côté] ni du
mien :                   mes chers parents j’aprand avec
beaucoup de paine les reverts qui vous sont arrive [arrivés] en juliet [juillet]
Cette une perte il est vraix mais il faut espere qu’avec le
temps qu’elle se guerira   il ne faudrait pas pour un mulet
serait il même deux se chagriner pour cela les jumian [juments]
en font encor des autres    puis apraix [après] tout ce la n’avance
à rien dutout   si c’est [rature] tel que vous me le marquer dans
vos deux laittres randons grase [grâce] a l’aitre supraime de nous [rature]
avoir conserve la santé a chacun de nous et je muni [m’unis] a vous
tous pour que nous lui demendions d’un cœur sensaire [sincère] de nous
[rature] proteger desorme [désormais] et de nous rassembler [rature] tous ensembles
au plutôt possibles comme nous le desirons en parfaitte sante

J’ais [rature] été traix satisfait de tous les [rature]
[rature] detail que vous m’ave faits dans vos deux laittres dont
[un] peti [rature] billiet, [raturé] Je viens de recevoir je men vais main-
-tenent repondre a quel-que une des quesqu’on [questions] de celle que vous
m’avez ecris en fevrier le 29 1864. J’ecrire sur les compliments
qui mont été fait de tous les parents et amis et speciallement
ceux d’une tante d’un oncle dune marraine apraix ceux de ma
famillie [en soit, raturé] mes enfen j’abraige un peux seur lapresente
mais je leurs rend [rature] atous bien le bon jour et biens des

Lettre du 1er décembre 1864 [2]

Compliments de ma part vous leur dire que jespair
en corre un jour les revoir et leur faire mes compliment en
personne   que je mu ni [m’unis] a eux comme avous pour en demander
a Dieu la grace par une priaire sensaire [sincère]
plus j’ais été assais contemp de savoir ce que vous deviez encorre.
mon cousin Jaques doit partir pour alle au pays pour vous
ramener tous isi voila pour quoi je vous en parle c’est pour que
vous soyez tous prait qu’and il arrivera car il n y restera pas
longtemps il ne senva que pour re voir en corre sa mère ma
tante nous avons resu de c’est nouvelles il ya 2 mois quil avait ecri
d’es ornite [désormais ?] il se porte bien. pour moin [moi] j’ai toujour bricolle de
drote a gauche isi en ville pendan 2 mois jais reste 3 mois en service
dans une maison mentenent je ne sais se que je ferais mentenent
si je partirais pour les mine ou si je resterais isi en ville
pour quand à toi mon bien cher cousen [cousin] Jean fils de François
Je te remercie beaucoup de loffre que m’avais fait en fevrier
dernier je t’au rais lameme aubligation a ce sujet je te fais bien
mes compliment insi [ainsi] qu’a toute la famillie je te soite [souhaite] bonheur et
prosperite dans toutes tes afaire ; Arnaud jouit egalement dune
bonne sante et [travaillie ?] toujour de s’on etat    isi il vous prie
de dire a cest parents qu’and il lui ecrirons de mettre ses
deux nom de baptaime vu quil-y [a] isi des autres Arnaud
mentenent en allant chercher les mienne j’an ai vu une Arnaud
François restaurent et je lui en ais parle il at été pour la
voir. elle ny était plus lors quil y at été et avec les deux
non se serat plus fasille il n-y auras pas crainte dese tromper
vous donnerez bien le bonjour a Chaix Vencent [Vincent] de ma part et de
celle d’Arnaund et en fen [enfin] je vais termine en vous disent de ne
pas vous chagriner. Je vous fai atous bien des compliment et je
desire que la presente vous trouve tous en parfaitte sante père et mere
fere [frère] et cœurs [sœurs] et a tous les parents et ami dans quel-que temps jevou
ecrirais une laittre un peux plus soignie [soignée] que cellesi vu que je
ne sais se que je ferais de orsme [désormais] comme je vous ai di ci desu je
vous embrasse tous d’un cœur sensaire [sincère]. Je sui pour la vie
votre tout de voue [dévoué] fils et frere Brunet Etienne

Lettre du 1er décembre 1864 [en marge]
Si par [rature] foi [parfois] vous autres comme les parents d’arnaud etions [étiez] de cide [décidé] de venir, vous noule [nous le] marquerie [marqueriez]
au plu tôt mes [mais] l’un comme lautre notre ide [idée] ait la meme a cet egard pour lembition de vous revoir au pays
se que vous ne vous y decidie [décidiez] pas de venir isi je vous recommende de ne pas vous chagriner du bien de
la terre

San Francisco au début des années 1860.

D’abord sur le lieu et la date de rédaction de la lettre : Étienne se trouve à San Francisco. Il dit écrire en réponse des lettres reçues le 30 septembre, s’est-il trompé en voulant écrire novembre ? Quoiqu’il en soit, sur les lettres reçues de sa famille justement, il explique qu’elles ont sont arrivées après un retard significatif dû notamment aux « Indiens » qui auraient arrêté la malle de courriers transportée par l’Overland. Avant la complète mise en place des chemins de fer, les attaques indiennes sont monnaie courante dans la mesure où l’Overland franchit en toute impugnité le territoire des autochtones. Pas moins de cent milles lettres sont donc reçues en retard, puisqu’on a ramené celles-ci à New-York, d’où elles sont reparties en bateau, et arrivées donc à San Francisco par voie maritime comme l’explique Étienne.

Après ces explications, le jeune Mauriennais répond, aux désolations de ses parents et notamment la perte de bêtes en juillet 1864 : il se veut rassurant et invoque Dieu non seulement de tous les garder en parfaite santé mais aussi de tous les rassembler : ainsi, ce qui pouvait apparaître comme l’œuvre d’une aventure solitaire se révèle en fait être une aventure qu’Étienne désire familiale. Étienne y revient deux autres fois par la suite : après avoir passé le bonjour et ses amitiés à tous ses proches, il évoque Jacques Balmain, son cousin avec qui il est parti en 1858, qui doit revenir au pays pour sa mère [12], certes, mais aussi, surtout, pour ramener les familles : c’est ce qu’Étienne semble appeler de ses vœux lorsqu’il écrit « […] Jacques doit partir pour aller au pays pour vous ramener tous ici voilà pourquoi je vous en parle c’est pour que vous soyez tous prêts quand il arrivera […] ». Enfin, il enfonce le clou en marge de sa lettre quand il écrit qu’Arnaud et lui, ont la même idée : faire venir leurs familles respectives en Californie. Pour les convaincre, Étienne rassure les siens en leur précisant qu’où il vit, les terres ne manquent pas ; argument ultime quand on sait à quel point les bouts de terre étaient précieux dans un village alpin où, les fratries étaient nombreuses, et où les parcelles de terre n’étaient finalement pas extensibles.

De plus, le fait qu’il se dise satisfait d’avoir reçu des « compliments » de la part de ses proches et « spécialement ceux d’une tante, d’un oncle, d’une marraine, après ceux de ma famille » prouve bien qu’il n’y a pas eu de rupture au moment de son départ de Saint-Sorlin avec ses proches. Tous semblent l’encourager dans son nouveau départ, peut-être par espoir qu’Étienne puisse gagner de l’argent et mettre en sécurité les siens.

Outre le fait qu’il souhaite revoir les siens auprès de lui en Californie, Étienne explique qu’il « bricole » de droite à gauche en ville depuis quelques mois, « en service dans une maison » notamment et qu’il hésite à « partir pour les mines », en réalité repartir puisque, nous l’avons vu, en 1860, il est déclaré comme étant mineur, ou rester en ville. Le reste de la lettre nous donne des indications toutes plus intéressantes les unes que les autres : d’abord, le cousin qu’il remercie – Jean, fils de François – n’est autre que Jean Baptiste Sorlin Brunet (1830-1908), cousin germain de son père : Étienne lui envoie même une lettre, malheureusement non datée, sur laquelle nous reviendrons prochainement ; ensuite, une anecdote sur Jean François Arnaud, qui n’est appelé d’ailleurs que par un seul prénom (comme Jacques par exemple qui s’appelle en réalité Pierre Jacques Balmain) : il s’agit donc bien de lui dans le recensement de 1860, aux côtés de Vincent Chaix, dénommé en effet « Frank Arnaux » – dans une orthographe très approximative – Frank étant la forme anglaise de François.

En fin de lettre, le bonjour conjoint d’Étienne et de Jean François à Vincent Chaix indique que ce dernier n’est déjà plus à leurs côtés en 1864 et qu’il est retourné vivre à Saint-Sorlin-d’Arves. Le retour de Vincent est-il la conséquence directe de son manque de « fortune » constaté lors du recensement ?

Enfin, il faut s’arrêter un instant sur la signature d’Étienne, laquelle demeurera inchangée tout au long de sa correspondance : « Je suis pour la vie », titre de mon roman. S’agit-il d’une simple formule ou est-elle le reflet d’une appartenance quelconque d’Étienne ? Depuis 1855 en effet, La Grange habite une loge d’Oddfellows – terme anglais qui désigne une société amicale, aussi appelée société amicale et pourrait peut-être expliquer l’expression d’Étienne de par l’aspect philosophique qu’elle revêt quoiqu’il faille noter que les Oddfellows, à la différence des loges maçonniques par exemple, sont davantage axés sur le secours mutuel de ses membres et la mutualisation financière que sur les aspects rituels et philosophiques de la franc-maçonnerie. Toutefois, il ne s’agit là que d’une hypothèse. L’expression est peut-être tout simplement d’inspiration religieuse, religion catholique ô combien présente au milieu du XIXe siècle dans un petit village comme Saint-Sorlin-d’Arves.

Suite au prochain épisode…

Notes

[1] GROS, Louis (Chanoine), La Maurienne de 1815 à 1860, Chambéry, 1968, pp.131-132.

[2] À noter que la naissance de Jean François survient entre deux enfants morts-nés, nés et décédés le premier le 10 mars 1830 et le second le 24 août 1834.

[3] La liste de passagers mentionne 187 adultes, 23 enfants et 5 nourrissons.

[4] HOUDAILLE, Jacques, « Les Français à la Nouvelle-Orléans (1850-1860) », Population, vol.51, n°6, pp. 1245-1250. Disponible en ligne via http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1996_num_51_6_18508.

[5] Bien que la Savoie soit de nouveau et définitivement rattachée à la France en 1860, l’étude ne concerne donc pas les populations issues des Etats sardes et n’inclut évidemment pas les éventuels migrants qui ont transité par la Nouvelle-Orléans entre 1850 et 1860.

[6] Le recensement fédéral de la population des Etats-Unis de 1860, comme ceux de 1870, 1880, 1900, 1910, 1920, 1930 et 1940 sont disponibles en ligne sur le site Ancestry.fr (en accès payant) et sur le site archives.org (en libre accès).

[7] Sorte de service postal, le Pony Express est un service qui désigne l’acheminement du courrier par des cavaliers qui se relayent tout au long du voyage, à différentes stations. Le premier trajet d’est en ouest a été effectué en 10 jours seulement

[8] Jacques Balmain est visiblement absent : il y a toutefois de fortes chances pour qu’il habite en Californie.

[9] 8 dollars en 1860 correspond à environ 225 dollars actuels, d’après un outil de calcul basé sur une inflation annuelle moyenne d’environ 2% aux Etats-Unis entre 1860 et 2016. Ces données sont évidemment indiquées ici à titre d’ordre d’idée. Source : http://www.in2013dollars.com/1860-dollars-in-2016?amount=8.

[10] Ces données sont toutefois à prendre avec précaution car elles reposent certainement sur du déclaratif.

[11] Les scans des lettres sont disponibles dans le roman que j’ai édité. Afin de ne pas alourdir inutilement cette série d’articles, je ne les joins pas ici. Pour la transcription, tout ce qui est entre crochets est un ajout de ma part. En général, Étienne n’accentue aucun mot, et emploie très peu de ponctuation, d’où des phrases des fois compliquées à lire. Mais à l’oral, la syntaxe des phrases est relativement saine !

[12] Marie Brunet (1787-1864), grande tante d’Étienne, décède le 9 août 1864 à Saint-Sorlin-d’Arves : peut-être que les nouvelles qu’elle avait envoyées n’étaient pas très bonnes, d’où le retour de Jacques en Maurienne ? Quoiqu’il en soit, Jacques, s’il est bien revenu en 1864, est sans doute arrivé trop tard.

Alors que je viens de publier mon premier roman, je veux vous proposer de découvrir tout le travail de recherches que j’ai effectué en amont. Au départ, c’était une étude historique que je voulais proposer et au lieu qu’elle dorme au fond de mes dossiers, pourquoi ne pas la partager gratuitement ici sur mon blog. J’espère par ces publications, apporter à la fois un complément de lecture aux personnes ayant déjà acheté mon livre, et en même temps donner envie aux autres de le lire (possibilité de le commander – 15€ + frais d’envoi éventuels (4€) en m’envoyant un message ici). Vous découvrirez dans les publications qui suivront toute la vie d’Étienne, avec une transcription de toutes les lettres qui ont constituées la matière première de mon roman. Bonne lecture !

CHAPITRE I – AUX ORIGINES

1

Saint-Sorlin-d’Arves, 14 janvier 1834, onze heures du soir, un cri de vie vient perturber le calme d’une longue nuit d’hiver. Perché à plus de 1500 mètres d’altitude, le hameau du Pré accueille une nouvelle âme, celle d’Étienne Brunet. À l’image de la racine étymologique de son prénom, il est le premier à couronner [1] l’union de ses parents, François et Catherine Milliex, mariés un an et demi plus tôt, le 4 juillet 1832.

Dès le lendemain, Étienne reçoit le baptême du recteur de la paroisse, Henri Albert, à l’église Saint-Saturnin du village, emmené par son parrain, le frère de son grand-père paternel [2] dont il porte le prénom et sa marraine Geneviève Milliex, une de ses tantes maternelles.

L’arrière-grand-père d’Étienne, Barthélémy Brunet, 78 ans, est toujours en vie et reste le témoin privilégié de l’éclosion de cette nouvelle génération. Anne-Marie Milliex, 68 ans, grand-mère maternelle d’Étienne est également en vie. Les prières des familles Brunet, Milliex, Bernard, Charpin, Didier et Arnaud se succèdent pour souhaiter à ce petit être une vie de rêve.

Dans les années 1830, Saint-Sorlin-d’Arves abrite un peu plus de 900 âmes, réparties sur pas moins de 12 hameaux. Très étendu, le village fait partie du canton de Saint-Jean-de-Maurienne et, bien sûr, de la vallée de l’Arvan qui donne accès à différents cols comme celui de la Croix-de-Fer ou celui des Prés-Nouveaux, axes de communication essentiels vers l’Oisans et le Dauphiné notamment. La commune est surplombée par le massif des Arves, et ses aiguilles, qui sépare naturellement les départements de la Savoie et des Hautes-Alpes actuelles.

Les aiguilles d’Arves, en août 2014. Photo : G.Chaix

 

Étienne ne naît d’ailleurs pas français, mais sarde. La Maurienne, comme la Savoie, devient définitivement française à partir de 1860. Cela étant, le français est largement répandu y compris dans des contrées reculées comme dans les Arves. En effet, depuis le XVIe siècle et jusqu’au lendemain de la Révolution française avec le premier rattachement de la Savoie à la France – on parle alors de département du Mont-Blanc – les Mauriennais sont les témoins des tribulations entre la France et la Maison de Savoie. Ils n’ont par ailleurs pas attendus les rebondissements de l’histoire pour établir des liens et des migrations avec leurs voisins français, en témoignent, entre autres, les travaux de l’archiviste et historien Gabriel Pérouse (1874-1928) [3].

Depuis des siècles, les habitants de Saint-Sorlin mènent une vie agro-pastorale quasi-autarcique. Tout le monde cultive la terre. Les familles se font et se défont, les patrimoines se transmettent de génération en génération suivant le jeu des alliances.

Depuis au moins le premier tiers du XVIIIe siècle, la famille Brunet vit au Pré, si l’on se réfère notamment à la mappe sarde [4]. La maison appartenait alors à Philibert Brunet, né en 1652, fils de Barthélémy. En tant qu’aîné de sa fratrie, et bien sûr en tant que potentiel héritier, le destin d’Étienne semble joué d’avance.

2

Deux ans après la naissance d’Étienne, en 1836, vient celle de sa première sœur, Marie Françoise. En 1841, Clémentine Anne Genevivève – mon arrière-arrière-grand-mère agrandit à son tour la fratrie, suivie de Jeanne Marie Sylvie Philomène en 1844 et du cadet Jacques Joseph en 1846. Tous grandissent au Pré.

Barthélémy, l’arrière-grand-père Brunet, y décède le 1er octobre 1837. Avec sa femme, Catherine Charpin (1751-1822), ils eurent 7 enfants, dont Joseph, né en 1775, l’aîné des garçons, le grand-père d’Étienne. Ce dernier passe sa vie dans la maison familiale, accompagné de sa femme Catherine Bernard (1781-1812) avec laquelle il se marie le 6 juillet 1805. Ensemble, ils n’ont que deux enfants : Sorlin, en 1807 et François, en 1809, père d’Étienne. Catherine décède trois ans après la naissance de son dernier fils, en 1812. Joseph reste veuf jusqu’à sa mort, en octobre 1845, comme en témoigne son acte de décès, sur lequel il est uniquement déclaré veuf en premières noces.

En 1847, désormais âgé de 13 ans, Étienne assiste déjà certainement son père aux travaux agricoles. Saint-Sorlin dispose d’une école depuis le début du XVIIIe siècle : il est fort probable qu’Étienne la fréquente une partie de l’année. Le 9 juin 1847, les registres paroissiaux de Saint-Sorlin-d’Arves relatent par ailleurs la visite pastorale de l’évêque de Maurienne, François Marie Vibert.

« […] des jeunes gens  qui devaient nous être présentés pour la Confirmation. Leur instruction nous a paru entièrement satisfaisante et nous a prouvé les efforts du pasteur. […] Nous avons donné le sacrement de la Confirmation à soixante et quinze jeunes gens des deux sexes. » [5]

Étienne fait sans doute partie de ces 75 enfants et le commentaire du recteur Bouttaz indique que l’instruction est dispensée par le prêtre de la commune, comme depuis 1723 et l’ouverture de la première école à Saint-Sorlin. En outre, d’après le chanoine Louis Gros, 70% des Mauriennais nés entre 1830 et 1840 savent lire et écrire. [6]

Étienne reçoit donc une instruction religieuse, sait sûrement lire et écrire, travaille aux champs pour aider ses parents et subvenir aux besoins de la famille. Comment vit-il son adolescence ? Quels rêves lui est-il permis de formuler, même secrètement ? Il se voit sûrement grandir dans les yeux de ses parents, lui dont l’avenir paraît tellement évident.

3

Le matin du 17 septembre 1854 marque à jamais le village de Saint-Sorlin-d’Arves, après une nuit de terreur et de flammes. Un incendie a ravagé, en quelques dizaines de minutes, près de l’intégralité du hameau du Pré. Jamais ou presque Saint-Sorlin n’a connu pareil drame. Par le passé, deux incendies avaient déjà frappé les esprits, un en août 1789, détruisant une quinzaine de maisons dans le hameau de la Ville, l’autre en juin 1840 touchant quelques maisons du hameau de Cluny ; mais ces deux événements tragiques étaient imputables à la foudre, au « feu du Ciel » d’après les mots du curé Dupré relatant la tragédie en juin 1840 dans les registres paroissiaux de la commune. [7]

Mais jamais, depuis la Révolution française, un incendie n’a fait autant de dégâts que celui s’étant produit dans la nuit du 16 au 17 septembre 1854. La presse locale s’empresse de couvrir l’événement.

« Voici les renseignements qui nous sont parvenus sur l’incendie de St-Sorlin-d’Arves dont nous avons parlé dans notre dernier numéro :

La cause du sinistre est encore inconnue, mais il paraît à peu près certain que la malveillance y est étrangère. Les progrès du feu ont été tellement rapides qu’en moins de vingt minutes, l’incendie, qui n’avait éclaté que dans une seule maison se propageant de proche en proche, en avait envahi plus de trente, non compris les greniers au nombre de quinze à vingt. Tout a réduit en cendres. Les pertes sont estimées à 180 mille francs. Les traits de dévouement n’ont pas manqué dans cette douloureuse circonstance. On nous cite, comme s’étant particulièrement distingué, M. J.-B. Alex, vice-syndic de la commune de St-Jean-d’Arves »

Le Constitutionnel Savoisien, 23/09/1854.

 

« Le 16 du courant, à huit heures du soir, le feu se déclara tout à coup dans une des maisons de Saint-Sorlin-d’Arves. Sous l’influence du vent qui soufflait alors vivement, les flammes se communiquèrent avec une rapidité effrayante aux autres maisons du village, de telle sorte qu’en moins d’un quart d’heure elles avaient déjà envahi trente-trois maisons et vingt greniers, qu’elles ont réduits totalement en cendres.

La perte est évaluée à plus de 150 mille francs, et les malheureux habitants de ce hameau n’ayant rien pu sauver sont réduits à la plus profonde misère.

Au milieu de ce désastre, plusieurs traits de courage et de dévouement ont eu lieu. Nous croyons surtout devoir signaler la conduite du vice-syndic d’une commune voisine, celle de Saint-Jean-d’Arves, M. Jean-Baptiste Alex. Accoure des premiers à la tête d’une partie des habitants de sa commune, M. Alex entend dire que, dans la maison du syndic occupée par les flammes, deux petits enfants étaient enfermés. Aussitôt M. Alex saisit une échelle, et, l’appliquant aux fenêtres embrasées, il pénètre dans l’intérieur de la chambre. Heureusement, les enfants en avaient déjà été enlevés ; néanmoins, M. Alex fut assez heureux pour profiter de sa position et il sauva, de concert avec trois de ses administrés, plusieurs titres et papiers importants, et plusieurs meubles. »

Le Courrier des Alpes, 22/09/1854. [8]

Les mots sont évocateurs, plus encore peut-être de la plume du recteur Alexis Bouttaz, qui écrit :

« En 1854 le 16 du mois de septembre, un violent incendie a éclaté au village du Pré, vers 9 heures du soir. En moins d’une heure, tout le village a été la proie des flammes, le seul grenier à côté de la grange n’a pas été atteint par le fléau destructeur : l’année 1854 avait été très précoce puisque toute la récolte était déjà retirée. Tout a péri. Que le bon Dieu nous préserve d’un malheur semblable ! Hommage soit rendu au plus grand nombre de paroissiens du diocèse qui, par le moyen de quêtes, sont venus au secours des victimes de l’incendie ; malgré cela, il y a beaucoup de souffrance et quelle peine pour rebâtir surtout dans cette paroisse où il n’y a point de forêt  communale. Pour mémoire. A. Bouttaz, recteur. » [9]

Rien. Il n’y a plus rien, ou presque. L’habitant ancien a certainement contribué à la propagation de l’incendie, avec des toits couverts de chaume notamment (en paille de seigle à Saint-Sorlin) [10]. Les greniers, construits à l’origine à l’écart des maisons pour justement prévenir les risques d’incendie en y conservant les affaires de valeur et autres costumes traditionnels, même les greniers, ont été ravagés par les flammes.

Étienne, comme le reste de sa famille, assiste-t-il, impuissant, à la terrible scène [11] ? Une étincelle aura suffi à faire basculer le destin de familles entières. Les cris des enfants, les hurlements des mères inquiètes et les pleurs discrets des pères de famille laissent progressivement place au silence plombant de la nuit profonde. Au petit matin, les habitants du hameau, comme ceux du reste du village, restent là, impassibles, hagards, regardent dans le vide et prient discrètement pour rendre grâce à Dieu que le feu n’ait pas eu raison de qui que ce soit. Il s’en est fallu pourtant de peu.

« Monsieur le Rédacteur,

J’ai vu avec plaisir, il y a quelques jours, dans votre journal l’éloge qui était adressé aux habitants des communes de Saint-Jean et Saint-Sorlin-d’Arves, en Maurienne, pour le courage et le dévouement dont ils ont fait preuve dans l’incendie qui a réduit en cendres un village entier de la commune de Saint-Sorlin ; mais, au nombre des habitants de ces montagnes qui se sont le plus distingués en cette circonstance, il en est un qui a mérité par sa conduite une reconnaissance plus spéciale. M. Joseph Chaix, jeune homme d’une vingtaine d’année environ, de la commune de Saint-Sorlin, a exposé sans hésiter sa vie pour sauver un vieillard.

La maison de Jean-Michel Didier était en feu et tellement environnée par les flammes, qu’il ne lui était plus possible de trouver une issue pour en sortir. Joseph Chaix, voyant un de ses concitoyens sur le point de périr, ne consulta que son courage. Se précipiter à travers les flammes, charger ce vieillard sur ses épaules et le sortir sain et sauf du foyer de l’incendie, fut l’affaire d’un instant. Le danger auquel il s’est exposé était tel, qu’il faillit être victime de son dévouement ; car il fut, malgré sa promptitude, atteint en partie par les flammes.

Veuillez, je vous prie, faire place dans les colonnes de votre estimable journal à ces quelques lignes que je vous adresse, pour ne point laisser dans l’oubli une action qui mérite tant d’écoles.

Falcoz. »

La Gazette de Savoie, 05/10/1854

Jean-Michel Didier est né en 1798, il a 56 ans en 1854 et habite la première maison du hameau du Pré d’après le recensement de 1876 à Saint-Sorlin-d’Arves [12]. Il habite avec sa femme, Françoise Milliex qui n’est autre que la tante maternelle d’Étienne. Ils n’ont pas d’enfants.

Charles Joseph Chaix habite également au Pré en 1876. Neuvième d’une fratrie de quinze enfants [13], ses parents – Sorlin Chaix (1788-1859) et Marie Falcoz (1797-1865) – habitent plus haut dans le village, au hameau de Pierre-Aigüe. Né en 1828, Joseph est maréchal-ferrant, habite avec son épouse Sophie Falcoz et leurs enfants, puis également avec son frère Auguste, sa belle-sœur Marie-Françoise Arnaud et leurs enfants. Étienne et sa famille habitent tout près, à quatre maisons seulement de la famille Chaix-Falcoz.

Plan de Saint-Sorlin-d’Arves, par Roger et Renée Flamand. Source : A.S.P.E.C.T.S., À la découverte de Saint-Sorlin-d’Arves, d’hier à aujourd’hui, Saint-Jean-de-Maurienne, Imprimerie Salomon, 1989, p.32.

 

Tout ce monde est sain et sauf. Les bêtes également, revenu essentiel des familles, semblent avoir été sauvées. Tant bien que mal, la vie continue et le jour qui se lève sur les cendres du Pré en ce 17 septembre en est la preuve irréfutable.

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Les jours qui suivent le drame défilent à toute vitesse, comme s’il fallait tout de suite oublier, passer à autre chose. Comment pourrait-il en être autrement ? Reconstruire une habitation mais pas seulement, affronter désormais l’hiver arrivant sans les réserves stockées dans les granges des maisons dévastées. Le foin, les céréales – l’orge et le seigle notamment -, le chanvre, la paille… Les habitants du Pré doivent désormais compter sur la solidarité de leurs voisins [14]. Dès le 23 septembre, une quête est suggérée par l’intendant de la province de Maurienne pour venir en aide aux habitants sinistrés du Pré.

En plus de la maison familiale, c’est certainement l’avenir d’Étienne en Maurienne qui est parti en cendres cette nuit de septembre. En effet, comment imaginer alors construire sa vie sur un tel drame, alors même que sa famille n’a plus rien ?

Depuis 1848 et la découverte de l’or à Sutter Mill’s en Californie, la conquête de l’ouest américain donne pour la première fois du sens aux termes de « rêve américain ». Dès lors,  le monde entier se rue dans ces contrées qui, paraît-il, vont jusqu’à rendre les gens fous [15]. Étienne rêve-t-il d’or ? Sans doute voit-il là la chance d’offrir, à sa famille et d’abord à lui, un nouveau départ. Ne plus subir en définitive, prendre en main sa destinée.

En Maurienne, l’émigration n’est pas un phénomène nouveau. Depuis des siècles déjà, elle concerne une bonne partie de la population bien qu’elle soit saisonnière et majoritairement dirigée vers la France, avec une porte d’entrée dans le Dauphiné toute proche des Arves. Cela étant, l’émigration en dehors du Vieux continent devient fréquente qu’à partir du XIXe siècle et concerne principalement les Amériques du Sud et le Canada. [16]

À suivre, le chapitre 2 – Le départ.

Notes

[1] Le prénom Étienne est un dérivé du prénom Stéphane, du grec Stephanos qui signifie « couronné ».

[2] Étienne Brunet (1784-1843), frère de Joseph (1775-1845), grand-père du petit Étienne.

[3] Se référer notamment à son excellente « Histoire d’une population aux XVIIe et XVIIIe siècles. Étude statistique et démographique sur Saint-Sorlin-d’Arves commune des hautes vallées alpestres de Savoie » dans Mémoires de la Société Savoisienne d’Histoire et d’Archéologie, tome LXVII, 1930, pp.17-65.

À propos de l’émigration des populations mauriennaises, lire aussi ONDE, Henri, « Les mouvements de la population en Maurienne et en Tarentaise » dans La Revue de géographie alpine, tome 30 n°2, 1942, pp.365-411.

[4] La copie de la mappe sarde ; qui date de 1733 à Saint-Sorlin-d’Arves, est consultable en ligne via le site Internet des AD ou bien en salle de lecture, où se trouvent également les tabelles générales contenant les propriétaires de chaque parcelle mentionnée sur la mappe. A ce sujet, consulter l’excellent travail de DEQUIER, Daniel, FLORET, Marie-Claire, GARBOLINO, Jean, La Maurienne en 1730, Saint-Jean-de-Maurienne, Editions Roux, 2004, 253p.

[5] D’après la transcription faite par le recteur Alexis Bouttaz dans les registres paroissiaux de la commune, disponible en ligne sur le site des Archives Départementales de la Savoie, http://www.archinoe.fr/ark/77293/2d15dba406bd3d94#, vue 314-315/381.

[6] GROS, Louis (Chanoine), La Maurienne de 1815 à 1860, Chambéry, Imprimeries réunies de Chambéry, 1968, p.49.

[7] D’après la transcription faite par le curé, disponible en ligne sur le site des Archives Départementales de la Savoie, http://www.archinoe.fr/ark/77293/2d15dba406bd3d94#, vue 313/381.

[8] Les articles sont consultables en ligne sur le site http://www.memoireetactualite.org/fr/presse.php.

Note : Selon les périodes, Le Constitutionnel Savoisien se nomme Le Patriote Savoisien.

[9] D’après la transcription faite par le recteur Alexis Bouttaz, disponible en ligne sur le site des Archives Départementales de la Savoie, http://www.archinoe.fr/ark/77293/2d15dba406bd3d94#, vue 315/381.

[10] Se référer à la présentation de l’habitat ancien par Renée Flamand dans A la découverte de Saint-Sorlin-d’Arves, d’hier à aujourd’hui, publiée à l’initiative de l’Association Sauvegarde du Patrimoine Et de la Culture Traditionnelle de Saint-Sorlin (ASPECTS).

[11] En effet, difficile de savoir si Etienne est bien présent à Saint-Sorlin à cette date. S’il est permis d’imaginer que oui, il faut savoir qu’à cette date, la levée militaire concerne les jeunes hommes de 18 ans, sur la base d’un service de huit années et surtout du volontariat. La levée est par ailleurs systématique lorsque les effectifs militaires viennent à manquer, par exemple en cas de guerre. Or, s’il avait été mobilisé ou volontaire, Etienne l’aurait été au plus tôt en 1852, pour huit ans ; en 1860, Etienne n’est déjà plus en Maurienne. L’hypothèse selon laquelle il serait déserteur est très peu probable.

[12] Recensement de 1876 disponible en ligne sur le site des Archives Départementales de la Savoie, http://www.archinoe.fr/ark/77293/5cf650deec5a8372#, vue 7/16.

[13] Avant lui dans la fratrie, deux bébés portaient les mêmes prénoms que lui : le premier Charles Joseph Théodore, né le 5 février 1820 et décédé un mois plus tard le 6 mars ; le deuxième, Charles Joseph, né le 20 avril 1823 et décédé le 4 mai suivant.

[14] Dès le 23 septembre, une quête est suggérée par l’intendant de la province de Maurienne pour assister les sinistrés, lequel intendant se rend sur place immédiatement. D’après La Gazette de Savoie datée du 23/09/1854, il part de Saint-Jean-de-Maurienne dès 5 heures du matin à pied, sachant que « le trajet est de quatre heures et demie, par une montrée très rapide. »

[15] Lire à ce propos l’excellente biographie du général Sutter : CENDRARS, Blaise, L’or – La merveilleuse histoire du général Johann August Suter, Denoël, 1960, 183p.

[16] Se référer à l’ouvrage de DEQUIER, Daniel, L’émigration mauriennaise aux XIXe et XXe siècles, 2002, 230p.